Introduction générale Florilège

Introduction générale

 

La vulgarisation, ou popularisation, des mathématiques se distingue de toute fonction scolaire ou de formation pédagogique des enseignants - qui ne sera pas traitée ici -, ainsi que des comptes-rendus de recherche. Profiler ses contours, ses acteurs, ses ambitions… : la tâche est vaste ; elle suppose de ne pas omettre les objectifs, les contextes, les parties prenantes. C’est néanmoins ce panorama que nous avons eu l’ambition d’embrasser ici, des origines à la période actuelle, avec une recension non exhaustive mais que nous espérons significative.

 

Nous avons hésité, dans les listes qui suivent, à recenser certains ouvrages car il revenait d’abord et de façon récurrente la question suivante : qu’est-ce que la vulgarisation mathématique ?

En termes simples voire simplistes, elle suppose de transmettre ou de faire partager à certains publics, actuels ou futurs, les activités ou résultats des recherches de professionnels des mathématiques en un temps donné, dans un lieu donné, ainsi que des questions résolues ou non qu’ils traitent. Situer ces travaux au regard des évolutions des mentalités, des perceptions ou de l’environnement culturel et/ou scientifique participe de la démarche.

Une nouvelle série de questions vont suivre : Par qui ? Pourquoi ? Comment ? Y a-t-il des règles à respecter, des évaluations possibles ou à mettre en place ? Y est-on soumis à des modes ? Caractérise-t-on des supports privilégiés ? Peut-on déceler des risques, des effets pervers ? Simplement une tentation de l’imprécision voire de l’erreur ? Ou d’autres conséquences de la mise à disposition non ou mal hiérarchisée de certaines recherches qui pourraient, à l’instar d’autres domaines comme l’évolution des espèces ou la climatologie, se concrétiser par des déviances, des mises en cause irrationnelles et des dérives proches de croyances sectaires ? Est-ce possible en mathématiques ou cela paraît-il incongru ? 

Toute information, comme dans les autres disciplines, devra être étayée, vérifiée, datée, ce qui s’oppose à la rapidité d’un tweet ou de ses équivalents sur l’Internet.

Explorer les immenses territoires que traversent les tentatives de transmission va nous conduire à exercer une série de réflexions transversales.

 

 

Pourquoi, par qui ?

 

Il faut puiser aux sources de la vulgarisation pour comprendre le sens qu’elle prend pour ceux qui s’y consacrent. Au 18e siècle, Diderot et D’Alembert présentent leur Encyclopédie dans un texte transposable à presque tous les autres domaines (cf. http://expositions.bnf.fr/lumieres/pedago/01.htm) : « Le but d’une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre ; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de les transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succèderont ; que nos neveux, devenus plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain » (1751 – 1772, article « Encyclopédie »).

 

Les vulgarisateurs peuvent être des mathématiciens passionnés par le contact avec leurs congénères (tels Jacques Ozanam au 17e siècle, Cédric Villani aujourd’hui pour en encadrer de nombreux autres…) ; beaucoup d’enseignants de la discipline, en activité ou retraités, trouvent là un engagement et un complément pédagogiquement utile, pensent-ils, à leur fonction passée ou présente. Ils ont enseigné ou enseignent de l’école à l’université, tentent de créer des lieux, d’utiliser des médias existants ou d’en imaginer : parmi d’autres on citera Etienne Ghys, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, dont les chroniques alimentent régulièrement les pages scientifiques du journal Le Monde, et qui a contribué de façon décisive au site Internet « Images des mathématiques » du CNRS. Désormais y participent ceux qu’on nomme des médiateurs en des lieux comme les centres de ressources type CCSTI, maisons des mathématiques (Lyon) ou musées (Palais de la découverte…) ou encore centres de recherches (IHES…) ; ce sont aussi des journalistes ou autres acteurs de l’image, de l’écrit, du son, de la scénographie, ou des nouveaux moyens d’interventions comme les blogs. Les philosophes, depuis les Lumières, ont quelquefois trouvé un intérêt à exposer le sens et la méthode ou l’analyse de concepts (par exemple l’infini des mathématiciens) (Serres, Lecourt, Badiou…) ou à effectuer des recensements encyclopédiques ou en classements orthographiques. Diverses revues ou chroniques sont apparues dans la deuxième moitié du 20e siècle (Pour la Science et Didier Nordon, Jean-Paul Delahaye, Tangente, Quadrature…). Enfin, des moments propices aux rencontres (Fête de la science devenue Science en fête, Salons Culture et Jeux mathématiques…), des expositions temporaires ou devenant permanentes, leurs catalogues éventuels, étayent la communication et l’échange des publics et des chercheurs.

 

Ceux des chercheurs français qui s’emploient à l’amélioration de l’image de leur discipline y ont bien du mérite : à moins qu’ils – ou elles - ne soient titulaires de prestigieuses récompenses internationales, leurs collègues leur en savent rarement gré et leurs interlocuteurs ne manqueront pas de leur faire remarquer leur singularité. Eux-mêmes sont certainement mus par une nécessité proche des ambitions de L’Encyclopédie, en simultané d’une prise de conscience d’un nécessaire renouvellement dans la profession et d’un risque de déshérence des recrutements.

Est-ce la raison pour laquelle ils se mettent eux-mêmes en scène dans des autobiographies ? Ou s’agit-il du besoin de réaffirmer – sans artefact puisqu’ils sont auteurs - que leur nom n’est pas seulement lié à une théorie ou un résultat ? Laurent Schwartz et André Weil, ou encore Jean Dieudonné, avaient visiblement besoin de transmettre le caractère humain de leur activité. De même, les diverses biographies recensées par la suite de ce travail sont un prétexte à exposer les traits marquants d’une époque en même temps que des découvertes (Alan Turing, Alexandre Grothendieck, Sofia Kovalevskaïa…).

 

Puis il y a les écrivains ou narrateurs qui, s’emparant d’une idée ou d’un personnage, les situent sous forme descriptive ou fictionnelle, au centre d’un ouvrage (Denis Guedj, Hans Enzensberger, l’Oulipo…). La saga suédoise Millenium y a également contribué avec les recherches acharnées de Lisbeth Salander, hacker exceptionnelle, fascinée par l’abstraction, le formalisme et la logique mais aussi par l’imaginaire mathématique.

 

Les éditeurs, les responsables culturels, tiennent évidemment un rôle important. Parfois sans y mettre une rigueur suffisante, cédant probablement à la facilité du moment : commentaires insuffisants autour d’une affiche ou d’une diapo, manque de relecture d’un ouvrage publié… Les bons ouvrages sont appréciables, mais leur promotion rencontrera des difficultés au sein de médias encore rétifs à des sujets qu’ils imaginent trop austères pour leur public, sauf quand l’auteur est lui-même un porte-parole « bon client » des interviewers (Cédric Villani, Denis Guedj…).

 

Enfin les organisateurs – d’origines diverses - de jeux collectifs ou de concours, nationaux ou internationaux (Rallyes mathématiques, « Kangourou »…) contribuent à faire connaître, sous un angle non scolaire, les mathématiques à un jeune public, sans pour autant exclure les enseignants et leur engagement éventuel dans les compétitions.

 

Selon le mathématicien et historien des sciences Pierre Crépel, « Il y a de la "vulgarisation" pour le peuple entier, pour les gens habitués à la lecture, pour les scientifiques d'autres disciplines, pour les scientifiques de la même discipline mais pas de la même spécialité ... ». En somme, il s’agit de traduire, y compris pour d’autres spécialistes, des éléments non directement accessibles.

 

 

Quoi, quand ?

 

Partager le savoir passe d’abord par l’écrit en mathématiques. Les autres supports sont relativement récents. Encore que… Les réunions de salons au 18e siècle, autour de Mme Du Deffand ou de Julie de Lespinasse, ainsi que la traduction de Newton par Mme du Châtelet, attestent que des échanges plaisants sur des sujets ardus ne rebutaient pas les citoyens « éclairés » et que, à l’époque, les femmes n’en étaient pas exclues, qu’elles pouvaient même en être initiatrices. D’Alembert se rendait d’ailleurs chez Mlle de Lespinasse.  

Probablement les premières publications ressortissent-elles à l’aspect ludique de la discipline, avec les Problemes plaisans et delectables (1612) du mathématicien et humaniste Bachet de Méziriac (1581 – 1638) (http://www.bibmath.net/bios/index.php?action=affiche&quoi=bachet).

Le travail effectué par Jacques Ozanam à la Renaissance leur succède avec ses Récréations mathématiques et physiques, en sus d’un dictionnaire de mathématiques, qui vise une diffusion se plaçant également hors cadre scolaire (source Pierre Crépel). C’est d’ailleurs dans la marge de sa traduction latine (1621) de l’Arithmétique de Diophante que Fermat annota sa remarque sur le théorème qui portera son nom. Crépel souligne que « s’il est peut-être exagéré de considérer comme "vulgarisation" l'arithmétique commerciale [avec son grand homme [François] Barrême [1638-1703] et de nombreux autres] et la géométrie pratique, elles doivent pourtant être citées comme y appartenant, à certains points de vue. Parmi les auteurs de géométrie pratique on peut citer [Alain] Manesson Mallet [ingénieur, 1630-1706] parmi d’autres, très remarquables, dès la Renaissance - Jacques Ozanam est aussi un des auteurs de géométrie pratique. »


Le 18e siècle compte des publications aussi originales que l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, dont Bernard Bru, mathématicien et historien des sciences, décrit la filiation : « La vulgarisation (non liée à un enseignement) est un genre de littérature relativement récent. Il existe toute une tradition d'encyclopédisme très ancienne, qui commence dans le monde occidental bien avant les cisterciens, notamment avec les étymologies d'Isidore de Séville (7e siècle) et qui n'a jamais cessé, mais c'est une littérature destinée à la formation des clercs exclusivement, c'est de la pédagogie vulgarisatrice ou de la vulgarisation pédagogique.

L'idée de vulgariser la science pour tous est sans doute une idée des Lumières à partir du début du siècle. On citera notamment Chambers en anglais et Diderot/D'Alembert  en français. D’Alembert procède d’une vraie exigence scientifique, même s'il la met au service de ses « lubies » et des polémiques qu’il entretient avec les académiciens de l’époque (ce serait donc une sorte particulière mais toujours vivace d’une vulgarisation certes de qualité mais visant à faire passer pour des imbéciles les savants extérieurs à son clan de pensée).

Ensuite on observe des vagues vulgarisatrices qui suivent les intérêts du moment : les rôles en astronomie de Laplace en France et de Hershell en Angleterre sont essentiels, avec notamment de remarquables textes de vulgarisation astronomique signés de John Hershell, le fils de William ; également Arago, Flammarion etc. en France. Viennent ensuite les vagues correspondant aux découvertes physiques, surtout en Angleterre, dans les suppléments du Times par exemple, avant l’énorme rouleau de la relativité, qui a donné lieu à une vulgarisation confuse. Il se produit actuellement des vaguelettes successives, qu'on trouve dans les périodiques anglo-saxons et parfois dans Le Monde ou Le Parisien.

 

On trouve enfin la vulgarisation militante et savante de (Emile) Borel (1871 – 1956) et des autres. Marcel Boll (1886 – 1971) est à cheval sur les deux mondes, ce qui est difficile à tenir, il y faut un talent particulier pour mélanger des raisonnements mathématiques complets sur des cas très particuliers et très simples, et des généralisations plus poétiques que scientifiques. Il existe maintenant toute une littérature de langue anglaise sur le même profil - le genre Science et Vie en anglais. »

 

Dans un autre registre, le Palais de la découverte, avec la salle du nombre Pi, a été installé et ouvert au public en 1937. De nombreuses expositions, permanentes, temporaires ou itinérantes, ont été proposées aux publics depuis lors. Les nouvelles technologies, notamment l’usage du virtuel, ont dynamisé les présentations, les supports d’exposés, le référencement, les scénographies. On se réfèrera notamment à l’exposition internationale « Pourquoi les mathématiques ? », inaugurée en juillet 2004 à Copenhague puis présentée en décembre à Paris, en coopération avec la Mairie. Au nom de l’Unesco,  Mme Minella C. Alarcon détaillait alors « la beauté et la puissance des mathématiques à travers des objets artistiques illustrant les concepts et les formules mathématiques et à travers des modèles et des dispositifs qui donnent au public une chance de faire des expériences, des découvertes, et de se faire une idée nouvelle des vérités mathématiques ».

Entre temps aura été initiée dès 1991-1992, par le ministre Hubert Curien, la Fête de la science où chercheurs de tous bords, notamment mathématiques, dialoguaient directement avec les visiteurs, en particulier les jeunes, lycéens ou étudiants.

 

 

Comment, pour qui ? Fonctions de la vulgarisation

 

Les formes de la vulgarisation mathématique diffèrent selon les publics visés. Il y a des publics spécialisés, par exemple d’autres scientifiques ou des mathématiciens de domaines distincts, des publics curieux, ou passifs mais pas hostiles, des publics d’opposition ou perplexes, des publics non demandeurs, à attirer et conserver… Comme le souligne Pierre Crépel, « Les cours de mathématiques publiés sont destinés pour la plus grande part à l'enseignement, mais pas exclusivement. Il y a un appétit de savoir profond dès le début du 18e siècle, y compris dans les villes moyennes et des cours comme ceux d'Hérigone ou Christian Wolff ont joué un rôle de diffusion des mathématiques hors l’école. On pourrait en dire autant des "vulgarisateurs" de Descartes et de Newton. Ainsi Malebranche, Lamy et leurs groupes, mais davantage encore Fontenelle avec sa géométrie de l'infini, Voltaire et Mme du Châtelet ...; ou, en Grande-Bretagne, [Malcom] Pemberton [Mathematics for Economists], [Colin] Maclaurin [mathématicien écossais, 1698-1746]... ; même [Jacques] Mathon de la Cour [1738-1793], à Lyon, joue un rôle analogue. »

 

L’une des fonctions – doit-on dire réussite ? – de la vulgarisation est de susciter des vocations parmi des jeunes qui ne songeraient pas être capables ou avoir envie de faire des mathématiques. D’où l’intérêt, entre autres, des « divertissements mathématiques » que nous avons tous entendu certains irréductibles prendre pour des oxymores… On peut s’interroger aussi sur la répartition territoriale : dans les grandes villes il semble aisé de rassembler une assistance, dans certains lieux dédiés aussi. L’exercice devient plus difficile pour attirer dans des endroits moins classiques, médias inclus.

 

Avant même de développer un sujet il faut procéder, ce qui est spécifique à la discipline, à une déconstruction de l’imagerie populaire. Non, faire des mathématiques ou en parler ne relève pas de l’exceptionnel stéréotypé, des savants aussi désocialisés que le professeur Cosinus de Christophe ou le Tournesol de Hergé, pas plus que la Castafiore ne représente toutes les cantatrices d’opéra. Oui, certains mathématiciens sont engagés, tant dans la divulgation de leur travail que dans la vie politique ou citoyenne, sans que cela n’empiète sur leur créativité. Il faut dire que plusieurs d’entre eux ont tendu les branches pour faire fouetter une profession, se démarquant notoirement de toute assimilation. Ce fut le cas de Dieudonné en 1987 face à Bernard Pivot, expliquant avec solennité le caractère « à part » de lui-même et de ses collègues. Les canulars de Bourbaki comptabilisant, dans La Tribu, journal des congrès, les épouses présentes au même titre que les bouteilles, ont entretenu de l’intérieur la misogynie de la profession et l’image catastrophique en dehors d’elle. Combien d’années aura-t-il fallu attendre pour qu’une femme soit jugée apte à recevoir une médaille Fields ? Une fois cette déconstruction réalisée et l’appréhension jugulée, le visiteur d’une exposition à la Maison des Métallos à Paris (2004) ou l’auditeur d’un débat sur le mouvement brownien, lors de l’année Internationale, en 2000, se laissera porter – et capter. L’objectif est alors que, même s’il a été convoqué une première fois, il ait envie de revenir et de s’intéresser au caractère vivant de la discipline, voire d’y intervenir lui-même.

 

 

A quel moment ? Selon quel rapport au temps ? (Rôle de la chronologie)

 

Le principe d’une vulgarisation rigoureuse est d’insérer dans un contexte l’information transmise et donc de dater, de s’interroger sur l’évolution possible, à un instant ou en un moment ultérieurs, des questions traitées ou en suspens. Le temps chronologique croise le temps de la progression d’une recherche et demande une durée pour l’exposer, ces différentes séquences n’étant de fait pas comparables. La demande « A quoi ça sert ? » se situe dans cette problématique : à la simple et désinvolte réponse « je ne sais pas, à rien » s’ajoute plus finement « je ne sais pas encore, peut-être à rien sinon à faire progresser les connaissances ». Un séduisant vocabulaire plus aisément médiatisable (les « catastrophes », le chaos…) ne recouvre pas forcément des concepts simples ou porteurs d’un avenir l’enrichissant.

L’une des raisons du succès public de la démonstration du théorème de Fermat pas Andrew Wiles, si elle a donné lieu à de nombreux articles ou même des livres (cf. Simon Singh, Le dernier Théorème de Fermat, Hachette Littératures 1999) est que la communication s’est établie rapidement. Enigme, suspense, résolution, les ingrédients se sont assortis. D’abord avec la première démonstration de Wiles et son histoire personnelle d’ascète chercheur, puis avec le doute, et enfin l’annonce de la solution, non expliquée (ni explicable simplement) mais dont le tempo a été parfait. La chronique a été étayée par les témoignages de nombreux mathématiciens spécialistes notamment de la théorie des nombres, évoquant le nombre incroyable des pseudo démonstrations qu’ils ont reçues pendant des années d’amateurs passionnés.

La cryptographie et les « codes » ont également rencontré un succès qui a débordé la seule vulgarisation puisque des éléments romanesques y ont été ajoutés. Le titre d’un ouvrage de Jacques Stern, médaille d’or du CNRS en 2006, « La science du secret » (éditions Odile Jacob, 1998), répondait certainement au goût collectif du mystère. Le mathématicien britannique Alan Turing (1912 – 1954) et la machine de chiffrement Enigma ont même fait l’objet d’un film oscarisé : Imitation Game, réhabilitait un mathématicien talentueux, isolé par ses pairs du fait de son homosexualité.

 

En ce sens, les médias (« périssables »…) et les Encyclopédies peuvent y insister et laisser en suspens des questions ouvertes, au même titre que l’ont fait Hilbert avec ses problèmes du 20e siècle ou le Clay Institute pour ceux du 21e siècle. Les mathématiques sortent alors de leur carcan et des stéréotypes pour devenir une série de développement s de la pensée et s’inscrire selon la flèche du temps, avec un futur incertain et susceptible d’impasses.

Différent est le temps de la compréhension et de l’assimilation par le ou les public(s), pas toujours perçue par des mathématiciens qui doivent « produire » (ce qui existe dans toutes les disciplines mais davantage encore parmi ceux à qui la contrainte de l’âge d’obtention des médaille Fields engendre une urgence supplémentaire) donc le temps de mettre en forme écrite, visuelle, sonore.

 

Si nous parlons de temps au présent, il nous faut évoquer aussi les tendances du moment, les modes. Elles sont aussi prégnantes en mathématiques. Citons deux sujets qui ont surgi au 20e siècle, créés et développés par des chercheurs, puis fantasmés et largement détaillés dans le public : les catastrophes de René Thom et les fractales de Benoît Mandelbrot. L’un (les fractales) a séduit, graphiquement, intellectuellement, a été repris par les sciences humaines (cf. La planète au village, Migration et peuplement en France, Hervé Le Bras avec Morgane Labbé, Datar/L’Aube, 1993) ; il a surtout été développé et approfondi par des mathématiciens (Odet Schramm et Wendelin Werner, médaille Fields 2006. L’autre, en dépit d’échos nombreux dans les médias, s’est avéré décevant, explicatif a posteriori mais non prédictif. Pour autant l’avantage est qu’on aura parlé mathématiques à cette occasion. La difficulté, pour les médiateurs, est néanmoins de parler d’autre chose, de convaincre des décideurs de secteurs divers que c’est intéressant et nécessaire.

Rétroactivement, interrogeons-nous sur les motifs d’une tendance donnée. Après une longue mise à l’écart des mathématiques dites appliquées par les diktats Bourbaki, les mathématiques financières ont eu le vent en poupe : accompagnant des craintes et une prévention de risques..., les modèles devenaient une sorte de vaccin. Ce succès va-t-il perdurer dans l’opinion et les orientations des jeunes après les crises financières ?

 

Et demain ? Au regard des siècles de vulgarisation qui sont derrière nous, l’évolution est importante. Pas autant que souhaitable si l’on observe la fascination qu’exerce encore l’originalité misanthrope et maladive d’un Grigori Perelman. Chaque interview commençant par un mouvement de retrait de l’animateur prétendant qu’il a toujours été nul et se situe donc hors du monde supposé irréel du mathématicien, atteste que la discipline et ses professionnels semblent toujours différents du chercheur « normal ».

 

 

Jusqu’où ? (Enjeu de l’international)

 

Les plus grands mathématiciens reconnaissent ne pas forcément comprendre leurs collègues de disciplines – mathématiques – différentes. Ils sont donc amenés à échanger avec leurs pairs disséminés, parfois isolés, dans divers pays. Ceci a été facilité par l’Internet.

 

La situation se transpose vers la vulgarisation, y compris au sein de cultures distinctes. Se mesurer à l’international et apprendre, notamment des approches anglo-saxonnes, a été le pari fou lancé par les organisateurs de divers concours et « olympiades ». On y remarquera des similitudes avec le lancement, en 1977, de la revue mensuelle « Pour la science », traduction adaptée et complétée du Scientific American.

Des rencontres avec posters ou débats – adultes/jeunes, professionnels/autres comme celles de l’ICMI (International Commission on Mathematical Instruction), ont joué un rôle considérable dans la communication sur les moyens à mettre à disposition et les possibilités trans-frontières d’échanges, de prêts, de locations d’expositions ou concepts. La désaffection des jeunes pour les mathématiques est-elle enrayée par ces manifestations ? Il est difficile d’évaluer la réussite d’un tel enjeu. La France a su être présente et représenter un élément moteur chaque fois que nécessaire dans ces réunions.

 

Les expositions interactives, avec posters ou présentées par des médiateurs, accompagnées par des livrets, font désormais partie du paysage de la vulgarisation tous publics, tous pays. L’exposition itinérante internationale Experiencing Mathematics Pourquoi les mathématiques ?, qui portait sur neuf thèmes présentés de façon à la fois ludique et esthétique, a été visitée par plus de deux millions de personnes depuis son lancement en 2004. Elle avait été précédée, lors de l’année mondiale des mathématiques 2000, par une exposition inédite obtenue de haute lutte par Mireille Chaleyat-Maurel, dans le métro parisien, à l’image des posters artistiques ou poétiques distrayant et enrichissant les foules des passagers. Une initiative qui fut reprise dans d’autres villes – Londres, Montréal, Barcelone par exemple.

 

 

De la rigueur ? Des effets pervers ?

 

« Nous savons aussi qu’un usage peut être fait de la science, au service de causes qui ne sont pas les nôtres ! C’est là aussi que nous devons lutter. Lutter pour que la science soit maîtrisée par l’éthique et donc par une conception plus élevée du progrès humain. » (Pdt François Hollande, Buenos Aires – Jeudi 25 février 2016)

 

L’une des plus grandes difficultés de la vulgarisation scientifique, plus particulièrement mathématique, est de s’exercer en restant proche d’un travail où le banc d’essai – ou d’illustration – n’existe que de façon virtuelle. En ce sens les mathématiques  sont comparables à la philosophie : la nécessité de pré requis et le rôle des concepts y ont des analogies. La double vocation de se donner des outils pour comprendre le monde et d’y associer une partie du public aussi.

Que faire, qu’exiger, en termes de niveau de langage, de niveau de concept, d’acceptabilité de la mise à niveau populaire ?

Les erreurs sont insupportables : confondre les histoires familiales de deux mathématiciens, attribuer à l’un les théories de l’autre, confondre les concepts… Il y aussi une volonté d’entrisme dans l’intimité personnelle ou familiale qui confine aux déclarations erronées.

 

Puis, les approximations. Passons sur les qualificatifs télévisuels de « mathématiciens géniaux » accordés à de bons techniciens du calcul mental, sur la confusion permanente de certains termes (on parle plus souvent de chiffres pairs ou premiers que de nombres…), sur les confusions entre équations et fonctions. La vulgarisation mathématique en deviendrait presque un miroir du besoin de paraître dans notre société : je cite, même approximativement, donc je sais…

 

Mais à force de ces approximations à l’égard desquelles l’indulgence est de mise (« de toutes façons on n’y comprend rien… »), ne risque-t-on pas de créer une confusion menant à un doute face à des modèles et un formalisme invérifiable ? Ainsi, il était inimaginable il y a cinquante ans de voir prospérer le créationnisme au détriment d’un darwinisme taxé d’idéologie inacceptable. On n’aurait pas non plus pensé que quelques climato sceptiques se présenteraient comme les Galilée incompris des temps présents. En somme, que le rationnel ne soit pas contré par du rationnel mais par le rejet simple et quasi paranoïaque. Il serait bien regrettable que la richesse des mathématiques – et les efforts entrepris pour améliorer la communication – débouche sur un mathématico scepticisme !

C’est la réussite du travail engagé depuis tant d’années, sous tant d’aspects, mettant en jeu tant d’acteurs et de parties prenantes, recouvrant une telle richesse d’imagination, de créativité, d’engagements, qui permet de se rassurer et de se dire que la patrie de Descartes et de Poincaré ne risque guère de sombrer dans un obscurantisme d’un autre temps. La vigilance des vulgarisateurs se conjugue avec le renouvellement de leur propos et s’échange avec la science en marche.